mercredi 28 mars 2007

Souvenirs d'Emanglons

Sans motifs apparents, tout à coup un Emanglon se met à pleurer, soit qu’il voie trembler une feuille ou tomber une poussière, ou une feuille en sa mémoire tomber, frôlant d’autres souvenirs divers, lointains, soit encore que son destin d’homme, en lui apparaissant, le fasse souffrir.

Personne ne demande d’explications. On comprend et par sympathie on se détourne de lui pour qu’il soit à son aise.

Mais, saisis souvent par une sorte de décristallisation collective, des groupes d’Emanglons, si la chose se passe au café, se mettent à pleurer silencieusement, les larmes brouillent les regards, la salle et les tables disparaissent à leur vue. Les conversations restent suspendues sans personne pour les mener à terme. Une espèce de dégel intérieur, accompagné de frissons, les occupe tous. Mais avec paix. Car ce qu’ils sentent est un effritement général du monde sans limites, et non de leur simple personne ou de leur passé, et contre quoi rien, rien ne se peut faire.

On entre, il est bon qu’on entre ainsi parfois dans le Grand Courant, le Courant vaste et désolant.

Tels sont les Emanglons, sans antennes, mais au fond mouvant.

Puis, la chose passée, ils reprennent, quoique mollement, leurs conversations, et sans jamais une allusion à l’envahissement subi...


Extrait du 'Voyage en Grande Garabagne' d'Henri Michaux.

C'est une texte que j'avait étudié en première. On avait une prof plutôt originale qui aimait la poésie en prose. Une forme de poésie plus libre car libérée du carcant des vers, des rimes et des peids. Une poésie peut-être plus banale et pourtant méconnue.
Je me souviens de ces Emanglons, de leurs émotions et des miennes : ces peines inexprimables que l'on garde en nous et qui nous glissent des yeux dans un profond silence sans que l'on puisse les retenir. Nul ne peut saisir la profondeur de cet instant de pleurs. Ces mots me sont translucide, liquide. Ils expriment une tristesse commune, la sensibilité collective d'un instant. C'est l'eau des larmes mêlée à l'eau de pluie ; un dégel muet, un ruissellement... un renouveau. Le renouveau d'un vague printemps.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Ouaa!
C'est magnifique!
Oui je m'en souviens car j'ai suivi non seulement le même programme, mais j'étais dans la même classe que notre mystérieuse Stolvezen!

Stolvezen a dit…

Exact! Et pour tout avouer, le texte n'a pas été si facile que ça à trouver...
D'autres de la même 'promo' suivront, très bientôt ^_^

Anonyme a dit…

J'ai hâte de découvrir d'autres textes de la même promo...